Sacrifice without an offering
Chrita
La présence de sculptures dans l'espace est ouverture de l’espace. Tel est le dispositif choisi par France Lerner, tel est ce que l’on voit d’abord. France Lerner a choisi de se passer du socle et de son point d’appui, le sol.
Ce choix est important car socle et socle n’ont jamais fait qu’insister sur l’un des points faibles de toute sculpture, ses difficultés intrinsèques à se tenir droit dans l’espace et sa propension quelle que soit sa taille, à la monumentalité, où logent sans doute les défaillances symboliques propices aux grandes idolâtries, défaillances que tous les sculpteurs importants, chacun à leur manière, ont eu à affronter. Ouverture ? Suspension de l’espace ?
La sculpture, suspendue dans l’espace, ne trace autour d’elle aucune surface sacrée, n’arraisonne aucun sol ; aucune portion de sol;
elle se présente sans le pouvoir d'intimidationdu piédestal qu'inflige le socle à ce qu'il érige. la sculpture parce que l’espace est autour d’elle suspendue, c’est à dire en suspens, allégé du poids de la pierre, du métal ou de la résine trônant plus ou moins lourdement sur le sol. L'espace lui-même s’ouvre au regard parce qu’il n’existe plus à regard parce qu’il n’existe plus à partir du sol dans la vision triviale, mais parce existe dans l’entre-deux, à partir de ce qui existe et qui se déploie entre deux limites, à partir de ce qui est habituellement sans forme, l’espace donc sur lequel nul ne s’appuie et que nul ne mesure, c’est à dire l’espace pur, celui qu’on habite et qu’on traverse. L’espace lui-même s’ouvre au regard parce qu’il n’existe plus à partir du sol comme dans la vision triviale, mais parce que existe dans l'entre deux, a partir de ce qui existe et qui se deploie entre deux limites, à partir de ce qui est habituellement sans forme, l’espace donc sur lequel nul ne s’appuie et que nul ne mesure, c’est à dire l’espace pur, celui qu’on habite et qu’on traverse. Il s’agit là d’un choix plastique décisif et d’où non seulement se modèle la plastique du regard de celui qui pénètre dans l’exposition, mais aussi qui déploie dans ce regard, avec la lumière qu’il dessine, une manière plus surprenante d’être au monde, où se jouent entre surfaces et vides, entre matières et ombres, les questions finales et originaires.
"Purity ". Aluminium cast, (1995).
Je suis face à trois pièces : «Maguen Ephod». Il y a face à moi, un tablier que surmonte le pectoral sur lequel j’ai le temps de voir, douze carrés ; puis un autre tablier, le gilet pare-balle ; puis un homme, dont le visage tendu vers l’arrière, oblique évidé comme son corps inachevé, teint de toute rigidité distante de son bras tendu, un ventre sur lequel je m’attarde car il est la douceur absolue, plus doux qu’un regard, plus dévisageant qu’un visage, qui pourtant est le contraire d’une offrande mais le bouclier humain dont le meurtrier a choisi de se protéger. Je reviens à la première pièce, les douze carrés confèrent à ce tablier une solennité particulière; Qu’importe, d’une certaine manière, que je connaisse le sens car au fond je sais déjà que leur puissance de conjuration : ils me relient – comme les douze syllabes d’un alexandrin de Mallarmé ou les douze sons de Schoenberg –par la seule articulation de leur nombre à la promesse (la certitude) de l’un. Celui qui porte ce tablier qu’on nomme Maguen Ephod, et qui est le sacrifiant, ne se protège du sang.
Je me déplace et je suis devant l’homonyme du tablier Maguen Ephod, le gilet par balles : violence d’un emballage du corps et en quoi s’exhume une autre figure du sacrifice : le sniper, le tireur isolé, le tueur moderne, notre contemporain. L’homonymie des deux objets est l’ironie que l’hébreu nous offre pour nommer l’entrelacs verbal où la profondeur liturgique du rituel se dissocie du pragmatisme que la terreur moderne nous enjoint d’endosser; Mais, il y a une autre terreur et un autre vide, et qui ont pour toujours vidé de son regard l’homme au bouclier humain, au bouclier vivant.
Que peut la sculpture face à celui qui a choisi le néant ? France Lerner prête beauté, formes, espaces, volumes au meurtrier qui protège son crime d’une nouvelle victime brandie comme un totem, mais ce prêt est un affrontement, un affront fait à l’assassin car en ouvrant à la représentation et à la visibilité celui qui a décidé de se soustraire à la vie comme à la vue, elle immobilise son geste le crime des crimes elle le déchire, dans l’emphase d’une vérité où le geste est désormais sans abri, sans abri de l’obscurité d’où tout meurtre se concocte.
On comprend alors quelque chose de plus essentiel où les pièces résonnent et où c’est l’ensemble des sculptures de France Lerner qui dialoguent. La sculpture de France Lerner est ce qui, de manière tangible, ouvre le liturgique - la forme pensée de fond en comble sur la métaphysique - le visible comme espace où le mort est vaincue, et cela dans une réciprocité interminable. Une métaphysique sans liturgie et c’est le règne de l’informe, une liturgie sans métaphysique et c’est alors le rite sans partage du maniaque.
Cette ouverture est sans aucun doute subversion, point d’intensité nécessaire pour écarter et suspendre à jamais les formes archaïques de la mort. C’est ainsi que je vois tout autant le travail polémique de France Lerner par où elle parodie les simulacres sacrificiels à coup d’un collier de doigts, d’une ceinture de chasteté, d’une muselière ou de cagoules mi-païennes, mi-catholiques. Et puis, il y a autre ponctuation dans la subversion plastique ce qu’on pourrait appeler son travail lyrique où le bon sacrifice-Chrita expose, dans le vide, un corps féminin et une tête d’animal-vache ? Génisse ? Veau ? à laquelle la tête de la femme saisit le souffle, tandis que juste concession au sol les ombres des deux têtes nomment l’échange que le sacrifice vrai seul peut nouer.
Il n’y a d’impossibilité du meurtre que fondée sur la scène d’Abraham et de son files Isaac où le premier dut aller jusqu’à l’extrême limite de son angoisse, et donc de l’éternelle pulsion humaine de tuer, pour nous en délivrer. Le corps féminin porte encore quelques traces qui sont ce qui demeure comme violence surmontée et que chacun de nos corps porte comme des stigmates-cicatrices, bleus, écorchures, bijoux, talismans, blessures, sang, plaies fermées, circoncisions, de ce que l’existence est répétition du bon sacrifice, de la Chrita.
Pour peu que la vie s’y affirme comme la source inaliénable. Ces traces alors sont les bribes de langage à même la peau du vivant et; quoique d’une toute autre façon, disent à la manière des douze carrés du maguen Ephod, la protection dont désormais jouira ce corps, ce corps féminine aux mains croisées au dessus du sexe. Dont ce corps jouira car il a été délivré. Ce qui nous dit l’œuvre de France Lerner, c’est que tout corps doit être délivré pour être, ce qu’elle nous dit tout aussi essentiellement, c’est que la sculpture, dans la puissance muette de son lien singulier au visible, est l’un des modes de cette délivrance.
France Lerner est l’officiante de cette éternelle subversion qu’est l’art en tant qu’il participe de toutes ses forces de son symbolisme concret à la sauvegarde du vivant, et, en ce sens , il est aussi protection Maguen-Ephod parce qu’il nous conduit au bon regard, au regard juste, au regard modelé, construit dans les multiples dévoilements que les vides et les pleins, les formes et les ombres, la rigueur du rituel et le délié de son sens nous ont fait entrevoir.
Préface du catalogue écrit par Pr Eric Marty
Exposition «Chrita» (2003), Gallerie Vallois (sculpture du XX siècle. 41, rue de Seine, Paris.
"Sacrifice without an Offering"
Bronze piece unique, Private collection, (1996).